Il faut pardonner à son frère de tout son cœur. C’est la leçon finale de l’évangile de ce dimanche. C’est déjà dans le “Notre Père”, car Dieu sait à quel point c’est essentiel à la vie chrétienne. D’ailleurs, c’est dans la formulation de cette prière elle-même : « pardonne-nous comme nous pardonnons ! » Si nous pardonnons, tu nous pardonnes : « heureux les miséricordieux », ils n’ont pas à craindre un jugement sévère : « car il leur sera fait miséricorde. » Cf Jc 2,13b. Si nous ne pardonnons pas, “malheureux les non-miséricordieux”, ils ont à craindre, non pas à cause du jugement de Dieu, mais à cause d’eux-mêmes : «il ne leur sera pas fait miséricorde. » Cf Jc 2,13a. C’est aussi la conclusion du “Notre Père” (cf Mt 6,14-15).
Jésus prend la peine de nous faire en plus une parabole sur ce thème. La leçon finale de la parabole répond à la question de Pierre : « combien de fois dois-je pardonner à mon frère ? » Réponse : toujours.
(Noter aussi : « à mon frère », il s’agit de la vie entre chrétiens, déjà, avant de penser, par extension, à ceux qui ne sont pas membres de la Communauté de l’église, cf 1Co 5,12-13 ; Gal 6,10.)
Mais il y a davantage : il y a la parabole en elle-même, dans laquelle Jésus, par une intelligence supérieure, inverse la question de Pierre (comme il avait fait pour le Scribe qui lui demandait : « mais qui est mon prochain ? », cf Lc 10,29-37), comme pour lui dire : c’est ta question qui n’est pas bonne : il n’y a pas à se demander : « combien de fois devrais-je pardonner à mon frère ? », car c’est toujours ; ça n’est pas quantitatif, c’est qualitatif ; c’est la qualité de ton cœur qui est en cause, un cœur qui sait pardonner « du fond du cœur ».
Conséquence de cette “inversion de la question” : la conclusion de la parabole, à l’intérieur de la parabole elle-même, n’est plus : “pardonnez afin que Dieu vous pardonne”, mais “pardonnez parce que Dieu vous a pardonné” : « ne devais-tu pas à ton tour avoir pitié de ton compagnon (ton frère), comme moi j’avais eu pitié de toi ? » « Il nous a aimés le premier, donc aimons à notre tour. » (cf 1Jn 4,19)
“Il fallait faire comme moi j’avais fait pour toi ! Comment se fait-il que tu n’aies pas su faire, après l’expérience de pardon incroyable que tu venais de vivre ?”
Mystère de dureté du cœur humain, du cœur du disciple, du cœur du responsable d’église même, car c’est bien d’un responsable d’église qu’il s’agit : il était ministre du roi et avait reçu d’immenses responsabilités d’intendant (cf Lc 12,42-48), mais il s’en est servi comme d’un tyran par rapport à ses frères, et puisqu’il était constitué en responsabilité dans l’église, il a cru qu’il était automatiquement en grâce auprès du pouvoir de son Roi, le Père éternel. Non, ô responsable d’église, ce n’est pas parce que tu es constitué en responsabilité dans l’église que tu peux traiter les frères à ta guise en pensant que tu seras toujours en grâce auprès de Dieu.
Dieu t’avait encore fait grâce, et tu as interprété cela comme « être constitué en grâce auprès de Dieu », et ton cœur s’est endurci dans cette situation de pouvoir, et tu n’as pas reçu cette grâce comme une grâce, mais comme une sorte de dû. Ton cœur n’a pas bougé. Il est resté dur pour recevoir, et va rester dur pour donner, très dur. En fait d’expérience du pardon, c’est zéro. Tu n’as pas du tout fait l’expérience du pardon. Tu as été Judas et non pas Pierre. Pierre fera une faute énorme, une dette énorme, mais aura fait, marqué à vie, l’expérience d’être un pauvre pécheur pardonné : “en cette disposition, pais mes brebis” (Jn 21,15-17). Sinon, mon Père te traitera aussi durement que tu as traité les autres : on retombe dans la leçon finale, menaçante surtout pour les responsables. La leçon pour tous, plus profonde, de la parabole elle-même : “as-tu vraiment fait l’expérience de l’infinie miséricorde de Dieu sur ton cœur blessé et blessant ?”
Don Laurent LARROQUE